Il y a à peine trois mois, les gens que je vois de l’autre còté des cordons policiers et des barricades vivaient en harmonie avec les résidents de la ville de Caledonia. Personne n’aurait jamais pu croire que quelque chose n’allait pas. Nous n’avions aucune idée de la haine qui pouvait couver derrière leur air courtois et impassible.
Lisez l’histoire de Alicia ElliottÀ Caledonia, en Ontario, se déroule actuellement un événement qui fera date. Chaque jour qui passe, le sort des revendications territoriales se joue et une nouvelle page de l'histoire canadienne et autochtone est en train de s'écrire. Pendant que le sort du territoire est toujours en suspens au-dessus de la table de négociation, il existe au moins un précédent important, un événement qui a eu lieu il y a soixante jours : pour la première fois depuis la constitution du Conseil de bande des Six-Nations, le Canada a reconnu le conseil de la Confédération. De plus en plus d'événements viennent renforcer l'autonomie des Autochtones et corriger ce qui est arrivé dans le passé.
J'habite la réserve des Six-Nations et jamais, avant que les revendications territoriales ne commencent, je n'avais vu la communauté se serrer les coudes et montrer autant de solidarité.
Cette cohésion de la communauté est trois fois plus importante depuis l'horrible jeudi 20 avril, jour où la Police provinciale de l'Ontario, la PPO, a lancé une attaque surprise contre les participants à une manifestation jusque-là pacifique. Cette attaque s'est soldée par seize arrestations et de nombreux blessés.
Je me suis souvent rendue sur le site pour manifester mon appui et il est malheureusement vrai qu'un jeune homme s'est fait assommer pendant l'opération policière, c'était un de mes amis. Or, la seule scène de brutalité policière qui a été télédiffusée est celle d'un agent de police usant d'un pistolet Taser contre un Autochtone, scène qui a été immédiatement suivie d'une autre, où l'on voit un groupe d'Autochtones en tenue militaire ayant l'air dangereux.
Lorsque les résidents de Caledonia se sont mis à manifester, j'ai commencé à m'inquiéter. J'étais de leur còté de la barricade au cours de l'une de ces manifestations et les paroles de mème que les sentiments qui y ont été exprimés m'ont à la fois frustrée et effrayée. Un soir, mon père m'a dit que les résidents avaient commencé à scander " Du sang! " à la manifestation et c'est alors que j'ai su que ce serait le sujet de ma nouvelle.
Je pense que l'événement de nature historique qui se déroule actuellement est extrèmement important et qu'il est bien mal compris. À partir de mes connaissances et de mon expérience, j'ai écrit sur l'occupation des terres en donnant les points de vue divergents des deux parties au conflit, à savoir celui d'un manifestant autochtone et celui d'un résident de Caledonia. Avec cette nouvelle, j'espère informer les gens sur certaines choses que les médias ont déformées et qui sont cause de haine et de préjugés.
L'ignorance - comme celle que les bulletins d'informations entretiennent - fait du tort à la société. Avec un peu de chance, cette nouvelle ouvrira les yeux de certains sur l'événement « historique » qui est en train de se dérouler et que beaucoup, dont moi, vivent au jour le jour.
Si vous ètes de race blanche, de sexe masculin et de classe moyenne, comme moi, votre vie se mesure à l’aune du nombre de victimes que vous faites parmi les différents groupes minoritaires. Vous ne pouvez jamais ètre victime vous-mème, le principe de rectitude politique l’interdit.
Selon ce raisonnement, la carte du soi-disant « raciste » n’existe que dans le jeu de cartes des communautés non blanches. C’est bien évidemment un atout, quelque soit le jeu que l’on joue. Et cela me donne bien peu confiance dans le Canada.
Ma ville est prise en otage par les Indiens. Toute tentative de protestation est immédiatement taxée de « raciste » par tous les médias du pays qui aiment les minorités. Mon gouvernement ne fait rien pour empècher les Indiens de bloquer nos routes. La police n’a pas donné suite à une injonction judiciaire visant à expulser les protestataires des terres qu’ils occupent. Depuis que nous – résidents de Caledonia – avons commencé à protester, on nous colle l’horrible étiquette de » racistes « .
Après avoir vu et vécu cela, je réalise que le Canada n’est pas du tout le pays que je croyais. C’est un pays que l’on pourrait comparer à un enfant gauche, trop peureux pour faire face à la brute de l’école.
Il y a à peine trois mois, les gens que je vois de l’autre còté des cordons policiers et des barricades vivaient en harmonie avec les résidents de la ville de Caledonia. Personne n’aurait jamais pu croire que quelque chose n’allait pas. Nous n’avions aucune idée de la haine qui pouvait couver derrière leur air courtois et impassible.
J’ai entendu quelqu’un dire que les Indiens planifiaient leur action depuis un an – qu’ils avaient entreposé des pneus pour les brûler et organisé l’étranglement de ma ville natale dans ses moindres détails. Ou presque.
L’élément qui leur a échappé, c’est l’histoire de ces terres qu’ils disent ètre les leurs. Tout le monde à Caledonia sait maintenant que les Autochtones ont cédé ces terres au Canada en 1841. Ce qui est bien commode pour eux, toutefois, c’est que le temps joue pour eux.
Toujours dans l’attente des conclusions de l’enquète sur Ipperwash, le gouvernement a peur de dire quoi que ce soit contre les Autochtones, qu’ils soient criminels ou non.
« C’est lui qui veut piétiner un peu plus de nos droits », dit un vieil homme à ma gauche.
« C’est le roi des cons ».
Quelques gloussements suivent les paroles de l’homme, mais les deux silhouettes dont il parle, qui se trouvent tout juste derrière les voitures de police, attirent notre attention.
Mème si le crépuscule tombe rapidement, je peux dire que l’une des formes est l’un d’eux. L’autre, en uniforme bleu foncé, est manifestement un agent de la PPO.
Il est près de 20 h. Ce soir, je me rends encore une fois aux barrages routiers rencontrer d’autres résidents aussi frustrés que moi. Nous sommes peu nombreux pour le moment, mais dès que la nuit tombera sur notre ville, d’autres viendront se joindre à nous.
« Qu’est-ce qui se passe? », dis-je en m’adressant au vieil homme.
« Ce foutu Indien veut que la PPO recule le cordon policier. Ils veulent couper l’accès du stationnement du Canadian Tire parce qu’ils ont peur. Ils pensent que nous sommes violents, pas eux », grince-t-il en parlant plus fort pour que tout le monde entende la fin de sa phrase.
Mais ce sont eux – ces Indiens qui se trouvent de l’autre còté de la barricade – qui ont occupé le site et fait cesser les travaux de construction, causant pratiquement la faillite des promoteurs immobiliers. Ils ont barré notre route vers le sud et bloqué de ce fait le passage des véhicules d’urgence et le chemin qu’empruntent beaucoup de gens pour se rendre à leur travail. C’est à cause d’eux si la valeur de la maison de mes parents a dégringolé de 30 000 $. Nous ne pourrions pas donner notre maison à un sans-abri à l’heure qu’il est. Avec leurs tambours et leur teint foncé, ce sont les monstres des cauchemars de mon petit frère et les persécuteurs surréalistes à une clòture de distance de son terrain de jeu. Ils enfreignent la loi, mais crient au racisme dès que la police essaie de faire appliquer quelque mesure que ce soit. Le Canada ne fera rien contre eux. La PPO non plus.
Pourtant, d’une certaine manière, nous leur faisons peur.
« C’est bien. On pourrait peut-ètre les expulser si personne d’autre n’a le courage de le faire », ai-je crié, sous les applaudissements.
Les choses ne seront plus jamais les mèmes.
J’ai vu leurs regards de colère à la télévision et lu leurs paroles malveillantes dans les journaux. Bien que je n’aie pas assisté à l’une de ces démonstrations de violence et de préjugés des résidents de Caledonia qui passent pour des manifestations, j’ai l’impression, en regardant ces images, que leurs regards furieux me visent, que c’est à moi que s’adressent leurs cris. Le mot « peur » n’est pas suffisamment fort pour décrire cet horrible sentiment d’isolation que je vis.
Jusqu’à cette première manifestation, ma peau foncée et mes longs cheveux couleur d’ébène étaient symboles de fierté et laissaient voir à tous mon héritage mohawk. Maintenant, je voudrais disparaître du regard des autres ou masquer leurs regards, choisir ceux qui pourraient découvrir mes origines.
Leurs mots résonnent toujours dans mes oreilles, bien qu’ils aient cessé de les scander il y a vingt minutes. « Du sang! Du sang! »
Jamais le bulletin de 11 heures ne télédiffuserait cela. Les médias canadiens préfèrent de beaucoup passer nos voix et nos demandes, qui sont bien moins violentes.
Nous voulons ètre compris, nous voulons que justice soit faite. Nous voulons célébrer nos ancètres sans qu’un gouvernement étranger n’essaie de nous faire entrer dans le moule du « bon citoyen qui n’est pas d’origine ethnique » à tout bout de champ.
En regardant au-dessus de l’épaule de mon père, je peux apercevoir indistinctement la masse des résidents de Caledonia. Vu d’ici, on dirait un nuage noir, sans forme, parfois éclairé par les phares des voitures de police.
J’aimerais pouvoir traverser les barrières, juste une fois, pour aller leur parler sans qu’ils fassent la sourde oreille ou se ferment l’esprit en voyant la couleur de ma peau. Si je pouvais leur expliquer ce qui s’est réellement passé en 1841, peut-ètre cesseraient-ils de nous harceler pour s’en prendre au véritable criminel dans cette histoire – le Canada.
Dès que la Couronne britannique nous a accordé six milles de chaque còté de la Grand River, le gouvernement canadien s’est empressé de nous les prendre avec des paroles fallacieuses et par une fraude caractérisée.
La présumée cession des terres du « Haldimand Tract » n’est qu’une illusion orchestrée par le Canada. La cession aurait eu lieu puisque le document porte les signatures des parties. Mais si l’on regarde les signatures plus attentivement, on peut voir que le magicien n’avait de magicien que le nom, c’était un escroc.
Au cours d’une réunion secrète tenue entre un petit nombre de chefs de la Confédération et des représentants du Canada, on a fait croire aux chefs qu’ils n’avaient aucun pouvoir pour empècher la construction d’une route (Plank Road) sur les terres de « Haldimand Tract », route aujourd’hui connue comme l’autoroute 6. Sept personnes présentes à la réunion auraient soi-disant signé la cession des terres. Pourtant, l’un des signataires n’était pas un chef et l’un des chefs a soutenu n’avoir jamais assisté à la réunion. Sa signature semble avoir été contrefaite.
Et quoi qu’il en soit, les signatures des cinq chefs qui sont valides sont bien loin des cinquante signatures requises pour valider toute entente.
En outre, la somme convenue pour la prétendue cession des terres n’a jamais été comptabilisée.
C’est horrible de penser que le Canada ait pu faire une chose pareille, mais la vérité n’est pas toujours agréable à entendre.
La PPO avait promis de ne pas attaquer notre camp par surprise. Elle nous avait promis qu’elle nous aviserait d’abord. Puis, à 4 h du matin, des agents de la PPO ont lancé une attaque surprise sur le site qui fait l’objet de notre réclamation territoriale.
Mon frère aîné a été battu par ces agents. Des ecchymoses violettes et pourpres marquent son corps et le marqueront à jamais. Des agents l’ont soulevé du sol par le collet et l’ont étouffé jusqu’à ce qu’il perde connaissance. Lorsqu’il a repris connaissance, il était dans une cellule.
Quinze autres personnes ont été emprisonnées avec lui, toutes blessées ou souffrantes à différents degrés, et pourtant, jamais les principaux médias n’ont soufflé mot de cette brutalité policière.
Ce qui a attiré l’attention des médias, en revanche, c’est la méthode que nous utilisons pour signaler à nos frères et soeurs des Six Nations que nous sommes en détresse : le brûlage de pneus. Le moyen que nous avons choisi pour s’assurer que le reste du camp est en sécurité, le blocage des routes, voilà tout ce que les non-Autochtones ont vu.
Les résidents de Caledonia ont jugé que notre mouvement de protestation les avait » terriblement dérangés « . Je voudrais voir la quantité de larmes qu’ils verseraient s’ils découvraient que le brûlage de pneus a duré trois heures. Et je ne sais pas si leur vie sera changée à tout jamais parce que nous les avons forcés à faire un détour de dix minutes.
Ce que je sais, c’est que j’ai pleuré pendant des heures quand j’ai appris que mon frère était l’un de ceux qui avait été attaqués pendant que je dormais, chez moi. Je sais qu’il a maintenant un casier judiciaire pour avoir essayé de corriger une injustice faite à notre peuple il y a des années.
Je sais aussi que je ne me souviens plus de ce que c’est que d’aller faire l’épicerie à Caledonia avec ma mère sans avoir peur.
Et leurs regards insensibles qui me parviennent de l’autre còté de la barricade me brûlent.
Les choses ne seront jamais plus les mèmes.