Elles jouissent, quelques fois, des éphémères plaisirs de l’alcool. La plupart du temps, elles ne trouvent pas de gardienne pour leurs trop jeunes et nombreux enfants. Elles acceptent. C’est ainsi qu’elles sauvent leur âme, je suppose. Ma cousine rit toujours très bruyamment, la main devant la bouche. Typique.
Lisez l’histoire de Naomi Fontaine
Québec, QC
Uashat mak Maliotenam
Âge 22
Je suis née à Uashat, mot Innu qui signifie un endroit où la terre se courbe, une baie. Ce village se trouve sur la Cà´te-Nord du Québec, il borde le fleuve St-Laurent. Nous sommes quelques 1800 habitants. Des femmes, des enfants, des hommes; des Innus, autrefois voyageurs, nomades, qui aujourd’hui fondent un peuple incompris aux multiples maux de l’âme. Je n’ai pas grandi à Uashat, j’y ai fait mes premiers pas, puis à l’âge de sept ans, ma famille a déménagé à Québec. Je suis toujours restée attachée à mon village d’origine. Mon chez-moi. Mais la distance a transformé mon regard. Je dois avouée la honte, la gêne, la peur d’être Innue lorsque les gens qui nous entourent ne le sont pas. Toutefois, une indienne ne perd pas ses plumes, même si la fierté a un prix. Je connais peu notre Histoire. Je l’invente quelquefois lorsque j’entre en contact avec la terre de mes ancêtres, nushimit. Je ne prétends pas connaître le sens de nos douleurs, la raison formelle qui a fait de nous ce que nous sommes aujourd’hui. Alors, je raconte. J’offre en guise de témoignage une réserve dans sa description la plus sommaire, les gens. L’essence d’un peuple qui survit, qui se tient en lieu sà»r, qui craint. Qui résiste, encore.
Là . L’école primaire. Ils l’ont bâtie il y a quelques années. Lorsqu’on la regarde de haut, on peut voir la forme d’un oiseau. Un aigle, je crois. Pour être poétique. Ma mère travaille dans cette école. Elle aide les élèves en difficulté, les déficits d’attention, les classes à part. Elle enseigne à l’un de ses neveux. Un jour, elle lui a donné dix dollars, juste parce qu’elle voulait lui faire plaisir. Le même jour, un autre de ses élèves, lui a demandé s’il pouvait avoir dix dollars lui aussi. C’est drà´le, tu comprends. Elle dit qu’elle fait son expérience, sa science. Ce n’est pas qu’elle soit jeune, mais elle a commencé à étudier tard dans sa vie. Elle nous avait nous, ses bambins, mais on a grandit, elle voulait plus.
La CPE, le projet a pris du temps à se concrétiser. L’extérieur ressemble à une cage à chiots peinte en orange. Je préfère le bleu et les formes d’oiseaux. Incohérentes. Rêveuses. La femme qui vient chercher son bébé c’est ma cousine du cà´té de mon père. Elle a vingt-deux ans, mais on lui donnerait cinq ans de moins. Toute petite et belle. Son copain étudie à Forestville. Ça se trouve à quatre heures d’ici, en allant vers Québec. Ils ne doivent pas se voir souvent. Je me souviens quand je restais à Québec, j’étais séparée de mon amoureux. J’étais triste et ennuyeuse, un chiot qui ne remue plus la queue.
En continuant par-là , il y a le cimetière catholique. Il n’y a pas beaucoup de tombes, et ce n’est pas parce qu’on ne meurt pas beaucoup. Le premier cimetière est de l’autre cà´té de la réserve. Celui-ci existe seulement depuis une vingtaine d’années. Ceux qui sont morts récemment sont tous enterrés ici. Comme mon grand-père, Alexandre. En Innu, on dit Nikshan, c’est un dérivé. Il y a un beau monument en pierre en forme de croix qui lui sert de tombe, à lui et à ma grand-mère. Quand j’étais petite, il était placé dans la cours arrière de sa maison. On jouait autour et on s’accrochait sur les petites branches qui dépassaient. On ne savait pas qu’un jour, il désignerait la mémoire de quelqu’un et que l’envie de s’y balancer passerait. Je ne l’ai pas vraiment connu. On ne comprenait pas ce qu’il disait, ses dents étaient toutes tombées. Lorsqu’il demandait un service, aller lui chercher un verre d’eau, on ne pouvait même pas le lui rendre. Alors, il se levait et on se sauvait. J’étais jeune, mais je savais qu’il était admirable. Je voyais les vieux le saluer de leur balcon. Les jeunes artistes arrêter devant sa maison pour lui rendre visite. Les gens le regardaient travailler, pas pour entendre ses marmonnements. Mais pour écouter ce que ses mains usées avaient à leur apprendre. Il n’était pas de ces vieux qui tentent désespérément d’inculquer leur savoir. Il donnait, c’est tout. Sans forcer la main du futur artisan. Un aîné. Il a habité sa maison jusqu’à sa mort.
J’aimerais te dire que c’est toujours ainsi chez les Innus. Qu’il n’y a pas, à Uashat, de résidence pour les vieillards qui ne peuvent plus s’entretenir eux-mêmes. Un endroit clos où ils ne font plus de peine à voir. Mais tu saurais que je mens en voyant la nouvelle bâtisse sur la rue Pashin que l’on appelle Les soins de longue durée. Les vieux, par contre, refusent d’y aller. Ils s’entêtent à attendre qu’une de leurs petites-filles viennent faire du pain, où que leur arrière-petit-fils les conduisent à l’église le dimanche. Ils auront le dernier mot, j’imagine. Mon arrière grand-mère a vécu 101 ans et jusqu’à ses derniers jours, sa parenté allait et sortait de sa maison. Même petite, fragile, amoindrie par les saisons froides, elle gardait son domaine d’une main ferme, fidèle à ses coutumes de femme. À ses funérailles, l’église était bondée jusque sur les parvis. Mon cousin avait lu un poème. Ma tante avait énuméré sa descendance. J’étais assise avec ma mère et mes soeurs. En silence. Je ne savais rien de cette Blandine que l’on appelait Mishtanuass, et pourtant je me sentais fière de faire partie de ce qu’elle léguait. Je n’ai pas pleuré, je pleure très peu.
Le stade a toujours été là . La peinture rouge est délavée, le blanc écaillé. L’été, il y a des tournois de balle molle. Les gens du village se donnent rendez-vous. Les enfants grimpent sur les estrades. Les jeunes mères viennent pour observer leur copain cogner la balle. Jettent un oeil distrait à leurs gamins qui jouent sur le sable. Lorsque la chaleur se fait moite, les partisans restent moins longtemps. La partie terminée, des gens se lèvent. D’autres prennent place. Ici, les jeunes traînent en bande la nuit. Se réunissent sur la plus haute marche d’une estrade. Ils rient fort et ils parlent en pointant du doigt ou en gesticulant. C’est à cause de l’ivresse. Ils oublient leur gêne. C’est l’heure des excès. Toute la nuit, jusqu’à ce que leur délire atteignent les premières lueurs bleutés du ciel.
On ne peut pas s’égarer sur la réserve. Ne t’inquiète pas. Elle est si petite. Même les enfants de trois ans jouent sans surveillance. Les voitures sont habituées, elles roulent lentement. Les gens aussi, marchent lentement. La fille qui avance vers nous, celle qui est grosse avec le chandail noir, c’est ma cousine éloignée. Nos parents sont cousins. Elle a trois enfants. Je crois qu’elle est encore enceinte. On dit qu’elle parle de se faire avorter. Mais je ne crois pas que ce soit vrai. Les filles ne se font pas avorter par ici. Elles endurent, elles survivent.
Elles jouissent, quelques fois, des éphémères plaisirs de l’alcool. La plupart du temps, elles ne trouvent pas de gardienne pour leurs trop jeunes et nombreux enfants. Elles acceptent. C’est ainsi qu’elles sauvent leur âme, je suppose. Ma cousine rit toujours très bruyamment, la main devant la bouche. Typique. Si elle était mince, elle serait belle. Ses cheveux noirs, lorsqu’elle ne les attache pas, descendent jusqu’au milieu de son dos. Elle a des yeux d’indienne qui ont tout vu, et qui s’étonnent de rire encore. Un regard qui brà»le. De l’intérieur, de l’existence. Tu vois, elle est belle.
Si tu continues ton chemin droit devant, il y aura du sable à tes pieds. Tu goà»teras le salée de l’air. C’est l’heure où le soleil se couche. Le ciel fera des siennes. Laisse les vagues rythmer tes sens. Ça t’apaisera. Tu n’as qu’à traverser les quelques épinettes. Alors tu verras la baie, la plage au sable doux, l’aluminerie, les îles, le fleuve comme une mer. L’océan, d’où tu es venu.